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Charles de Flahaut et Guizot

Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (Tome 6)
par Guizot

(deux courriers adressés à Charles de Flahaut en 1842)


7° M. Guizot à M. le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne.

Paris, 5 janvier 1842.

“Mon cher comte,

“Je veux que vous soyez bien instruit d’un petit incident survenu entre la cour de Saint-Petersbourg et nous, et dont probablement vous entendrez parler. Je vous envoie copie de la correspondance officielle et particulière à laquelle il a donné lieu. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous l’envoie pour vous seul, et uniquement pour vous donner une idée juste de l’incident et du langage que vous devrez tenir lorsqu’on vous en parlera. Nous avons atteint notre but et nous sommes parfaitement en règle. Officiellement, le comte de Pahlen a été rappelé à Pétersbourg pour causer avec l’Empereur ; M. Casimir Périer a été malade le 18 décembre et M. de Kisseleff le 1er janvier. En réalité, l’Empereur n’a pas voulu que M. de Pahlen complimentât le roi, et nous n’avons pas voulu que ce mauvais procédé passât inaperçu. De part et d’autre, tout est correct et tout est compris. Les convenances extérieures ont été observées et les intentions réelles senties. Cela nous suffit et nous nous tenons pour quittes.
“Il faut qu’on en soit partout bien convaincu. Plus notre politique est conservatrice et pacifique, plus nous serons soigneux de notre dignité. Nous ne répondrons point à de mauvais procédés par de la mauvaise politique ; mais nous ressentirons les mauvais procédés et nous témoignerons que nous les ressentons. Du reste, je crois cette petite affaire finie. M. de Kisseleff se conduit ici avec mesure et convenance. Nous serons polis envers lui comme par le passé. On ne fera rien, je pense, à Pétersbourg qui nous en empêche. Ne parlez de ceci que si on vous en parle, et sans y mettre d’autre importance que de faire bien entrevoir notre parti pris de n’accepter aucune convenance.”


20° M. Guizot à M. le comte de Flahault.

4 juillet 1842.

“Mon cher comte,

“Casmir Périer me demande avec instance un congé pour ramener en France sa femme malade, et qui a absolument besoin de bains de mer sous un ciel doux. Je ne puis le lui refuser. Il en usera du 1er au 15 août, après les fêtes russes de juillet. J’ai demandé pour lui au roi et il reçoit ces jours-ci la croix de commandeur. Elle était bien due à la fermeté tranquille et mesurée avec laquelle il a tenu, depuis plus de six mois, une situation délicate. Il gardera son poste de premier secrétaire en Russie tant que je n’aurai pas trouvé un poste de ministre vacant pour lequel je puisse le proposer au roi, et il sera remplacé, pendant son congé, par un autre chargé d’affaires, probablement par le second secrétaire de notre ambassade à Pétersbourg, M. d’André, naturellement appelé à ce poste quand l’ambassadeur et le premier secrétaire sont absents. Sauf donc un changement de personnes, la situation restera la même. Ce n’est pas sans y avoir bien pensé que, l’automne dernier, nous nous sommes décidés à la prendre. Pendant dix ans, à chaque boutade, à chaque mauvais procédé de l’empereur Nicolas, on a dit que c’était de sa part un mouvement purement personnel, que la politique de son gouvernement ne s’en ressentait pas, que les relations des deux cabinets étaient suivies et les affaires des deux pays traitées comme si rien n’était. Nous nous sommes montrés pendant dix ans bien patients et faciles ; mais en 1840 la passion de l’empereur a évidemment pénétré dans sa politique. L’ardeur avec laquelle il s’est appliqué à brouiller la France avec l’Angleterre, à la séparer de toute l’Europe, nous a fait voir ses sentiments et ses procédés personnels sous un jour plus sérieux. Nous avons dû dès lors en tenir grand compte. A ne pas ressentir ce que pouvaient avoir de tels résultats, il y eût un peu de dignité et quelque duperie. Une occasion s’est présentée : je l’ai saisie. Nous n’avons point agi par humeur, ni pour commencer un ridicule échange de petites taquineries. Nous avons voulu prendre une position qui depuis longtemps eût été fort naturelle, et que les événements récents rendaient parfaitement convenable. J’ai été charmé pour mon compte de me trouver appelé à y placer mon roi et mon pays. Nous la garderons tranquillement. M. de Barante attendra à Paris que M. de Pahlen revienne. Ce n’est pas à nous de prendre l’initiative de ce retour. Dans l’état actuel des choses, des chargés d’affaires suffisent très-bien aux nécessités de la politique comme aux convenances des relations de cour, et le jour où à Pétersbourg on voudra qu’il en soit autrement, nous sortirons de cette situation sans plus d’embarras que nous n’en avons aujourd’hui à y rester.”