“Souvenirs de son enfance écrits par M de Flahault non achevés”
565 AP 19 . Dossier 1 . feuillets 2 à 7
8 juin
Je fais comme les vieux, je parle du passé et probablement quelquefois je rabâche. Néanmoins mes victimes, c’est-à-dire ma famille et mes amis me disent amicalement lorsque je leur raconte quelque chose du grand homme dont j’ai eu l’honneur d’être l’aide de camp, que je devrais écrire mes souvenirs, je me décide donc à le faire. Je n’y mettrai point d’ordre chronologique et me bornerai à rétablir les faits à mesure que je me les rappellerai, répondant d’une seule chose avec vérité et bonne exactitude.
Puisque je me suis décidé à rassembler et à écrire mes souvenirs, peut-être ne trouvera-t-on pas mauvais que je remonte à ceux de mon enfance.
Né en 1785, j’avais sept ans lorsque la Révolution, d’abord si noble, si pure avait perdu ce caractère pour faire place à un régime de terreur et de sang.
Aussi puis-je dire que dès son début ma vie a été semée d’aventures.
Je me rappelle avoir vu l’infortunée Famille Royale ramenée à Paris par la populace en 1791 et quelques mois plus tard ma mère obligée de fuir pour aller avec moi chercher un asile chez le Ministre d’Amérique en attendant qu’elle put quitter la France.
Bien que demeurant au Louvre où mon oncle, le comte d’Angivillers, surintendant des Bâtiments, lui avait fait donner un appartement, la société se composait de ce qu’il y avait de plus distingué parmi les hommes favorables aux idées nouvelles : le marquis de Montesquiou, M de Talleyrand, évêque d’Autun, le Duc de Lauzun, M de ….., ….. et tant d’autres qui avaient embrassé avec ardeur les principes qui selon eux devaient détruire les abus et les privilèges et améliorer le sort du plus grand nombre, furent alors obligés de se cacher ou de fuir leur pays sous peine de périr par la hache révolutionnaire.
Ma mère quitta la France au mois d’octobre 1792 et alla en Angleterre où elle arriva avec moi dénuée de toutes ressources. Elle n’y fut pas longtemps sans apprendre que mon père était mort sur l’échafaud et qu’elle ne devait compter sur aucun secours.
C’est alors qu’elle eut l’idée de publier un petit roman qu’elle avit écrit pour se distraire sans se douter qu’il deviendrait un jour son seul moyen de subvenir aux besoins les plus profonds de la vie. Elle vendit Adèle de Senange à un libraire pour cinq cent louis avec lesquels elle vécut et me mit dans une école à quelques milles de Londres.
Les premiers momens furent durs Je ne savais pas un mot d’anglais et j’étais Français, deux faibles recommandations à une bonne réception de la part de 30 garçons, petits “John Bull” dont l’antipathie innée pour la France venait s’accroître encore par l’horreur qu’inspiraient si justement les actes sanguibaires qui à cette triste époque déshonoraient mon pays. Aussi ne se faisaient-ils pas faute de l’expression de “French dog”, chien de Français était l’une des épithètes qui m’était le plus souvent adressées.
Mon père était mort sur l’échafaud, ma mère et mon oncle le comte d’Angivilliers avaient dû fuir pour éviter le même sort. Ils étaient émigrés et ruinés. Et bien toutes ces injures à mon égard me blessèrent profondément et m’étaient insupportables. L’amour de la patrie, ce testament le plus durable de [ .. ] ., comme je l’ai entendu si bien dire à l’Empereur Napoléon à propos des Polonais, qui naît avec l’enfant et [ … ] avec le vieillard, me révoltait contre ces attaques de l’étranger en m’inspirant le désir d’en tirer vengeance.Mais j’étais un des plus jeunes et plus faibles et il faut bien souffrir ce qu’on ne peut empêcher. Cependant un jour arriva j’étais alors un peu plus fort, j’avais neuf ans, l’amiral Howe venait de remporter une grand victoire navale contre nous et toute l’école se mit, ivre de joie à célébrer cet événement. La patience m’échappa, pauvre petit émigré, je me mis à chanter à tue-tête la Marseillaise, la Carmagnole, à crier Vive la France, Vive la République ; mais je m’en trouvais mal car ils se ruèrent sur moi, me battirent comme plâtre et me laissèrent par terre à moitié mort. Mais cela ne me rendit pas moins bon Français.
Ma mère trouvait la vie trop chère en Angleterre et désirait conserver autant que possible les moyens de subvenir aux frais de mon éducation, était allée s’établir à Altona où un assez grand nombre d’émigrés s’était réunis, attendant le moment où le rétablissement de l’ordre et une régence. [ … ] leur ouvrirait les portes de la France. Elle m’avait laissé à mon école jusqu’au commencement de 1796, lorsque je fus appelé à la rejoindre. Mais je ne pus quitter l’Angleterre sans dire à l’honneur de mes camarades qu’après le petit épisode que j’ai raconté, ma vie fut beaucoup plus heureuse et je tiens aussi à donner un témoignage de ma reconnaissance pour les bontés dont j’ai été l’objet en citant les noms de Lansdowne, de Miss Fox et surtout de M Smith mieux connu comme Bobus Smith. Ce dernier surtout qui en me faisant … chez lui à Cambridge ou chez ma mère à Bath pendant les vacances me faisait oublier que j’étais un pauvre petit diable sans parents, sans patrie, abandonné sur la terre étrangère.
L’on me confia aux soins d’un français, ancien coiffeur dont ma mère se servait avant la Révolution et qui se rendait à Hambourg avec quelques anciens domestiques de ses amis. Nous prîmes [ … ] sur un bâtiment marchand et nous rendîmes à bord bien qu’il ne dut mettre à la voile que deux ou trois jours plus tard. Le départ ayant encore été remis, Ballanger le coiffeur à qui j’avais été confié prit un bateau se rendant à [ … ] et m’emmena. Nous étions couchés dans une misérable petite auberge lorsque le matin detrès bonne heure un sergent se présenta pour l’arrêter pour dette. Il demanda à retourner au bâtiment où étaient nos amis et où disait-il, il trouverait de l’argent mais on l’y refusa. Je lui proposai alors de m’en charger sans songer aux difficultés qu’un garçon de 10 ans peut rencontrer. Je pris un bateau et la marée servant, nous remontâmes assez bien mais la marée ayant tourné, le batelier me proposa de descendre à terre et d’aller à travers champs à un endroit où devait être notre bâtiment qui n’était qu’à environ deux milles. J’y consentis et arrivai à l’endroit, nous nous dirigeâmes vers la rivière. J’étais habillé comme un mousse et en passant devant un cabaret un homme me mit la main sur le collet pour m’engager au service de la marine royale …