Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut | Dossier 9 | quatre lettres du 15 janvier au 26 septembre, comprenant quelques mots d’Auguste Demorny.

CHAN 565 AP 9
Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut

Dossier 9

quatre lettres du 15 janvier au 26 septembre, comprenant quelques mots d’Auguste Demorny.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 172)

15 juin 1822

Je n’ai reçu votre lettre du 29 qu’avant hier, mon cher ami, pendant ce temps je n’avais eu qu’un petit mot pour me dire seulement d’envoyer une lettre à la mère de la gouvernante d’Emilie. J’en étais triste, mais enfin cette lettre du 29 est aimable, bonne , et elle m’a fait du bien. Plus je vais, plus la perte de ma soeur me peine. Je faisais tout pour elle quand j’arrivais. A l’agonie même, elle paraissait si contente. Que je regrette ce bien, cette certitude d’être aimée, dêtre nécessaire à quelqu’un. Pour elle c’est un grand bonheur ; car elle a bien souffert et elle ne devait plus que languir, sans pouvoir espérer de guérison. cependant je n’ai jamais vu tenir si fortement à la vie. Mme de Juigné est venue troubler ses derniers jours en lui parlant beaucoup trop tôt des sacrements et lui donnant la connaissance de son état. Depuis cet instant, quoiqu’elle ait encore vécu trois semaines avec sa parfaite connaissance, elle a toujours eu l’air effrayé quand on entrait dans sa chambre. Elle ne voulait voir personne que moi et aux médecins mêmes elle disait qu’elle était bien, ce n’est que le jour de sa mort qu’elle a reçu ses sacrements avec douleur de se voir mourir car la destruction lui faisait horreur. Enfin, pendant sa vie elle changeait à tout moment de logement et Mme de Bourson, sa belle-soeur, lui ayant demandé pourquoi ? Elle lui avoua que dès qu’elle entrait dans un appartement il lui venait dans l’esprit de se dire : c’est peut-être là que je mourrai, et qu’aussitôt elle ne pouvait pas y rester. Je n’ai jamais eu l’idée qu’on put tenir autant à la vie.

Deux jours avant sa mort, elle m’a dit qu’elle avait une petite ferme en Normandie, elle m’a beaucoup parlé de de prête nom, sans que j’aie pu la comprendre, car elle avait déjà la gangrène dans la gorge. Nous n’avons trouvé dans ses papiers qu’une déclaration de Mme de Juigné datée de 1811 par laquelle elle reconnaît avoir acheter deux acres de terre à un M. Blanchard lesquels appartenaient à Mme de Menars, sûrement cette Mme de Juigné a oublié cette déclaration ou l’a cru perdue, car elle m’a envoyé un billet de ma soeur à son profit, me proposant de le lui payer. Je lui ai répondu : que j’avais accepté l’héritage sans bénéfices d’inventaires, que je ne me mêlais de rien, et qu’il fallait que ses gens d’affaires s(adressassent à M. Boilleau. Si elle t’en écrit, réponds de même ou ce qui sera plus commode fais semblant de n’avoir pas reçu sa lettre car il y a là bien du … quand je suis revenue de Berlin elle m’a présenté ces mêmes trois mille francs et à la prière de ma soeur, j’ai renoncé à ma part d’une créance qu’avait mon oncle, et qui était dans sa succession. Mme de Juigné a encore écrit à ma soeur une courte lettre que nous avons trouvée et qui est enregistrée dans l’inventaire, par laquelle elle lui promet de lui rendre ce qu’elle touchera de plus que les trois mille francs et elle ne lui a rien donné quoiqu’elle ait touché 4600 francs. Enfin Boilleau est à la tête de cela. J’ai aussi prié Mme de Blaqueville d’interroger le sieur Blanchard.
S’il y a une petite ferme qu’on dit être de 700 francs de revenus, alors tu jouiras immédiatement des revenus de la rente, sinon tu paieras les 18 mois que tu lui as promis d’abandonner à ses créanciers, ce qui fera du 30 Mai, jour où elle est morte au 30 novembre 1823. M. Boilleau admire beaucoup ce bon procédé mais le cache avec soin aux créanciers afin d’être le maître de payer les dettes vraiment sacrées, et quant à Mme de Joigné, il faudra qu’elle explique d’abord les deux acres de terre, de qui elle les tient et à qui elle les a payés.
M. Guerin te prie instamment de lui envoyer tout de suite ton certificat de vie à la date du 23, et plus tard si tu veux, mais pas plus tôt, parce que les rentes viagères se paient le 22 juin, et que si ton certificat était du 21, on ne paierait. Tout ce semestre a été mangé dans sa maladie qui lui a coûté bien cher car elle a essayé tous les remèdes qu’on lui envoyait de partout contre l’hydropisie. Je crois qu’elle a fort avancé ses jours par là, mais elle se cachait fort de moi pour ses essais.
Adieu mes chers enfants, mes lettres vous sont communes, comme mon affection. J’embrasse les petites, et je vous aime tous de toute mon âme. Papa se porte bien, quoiqu’accablé par la chaleur.
Vous aviez bien raison, Mme de Coigny s’est signalée, elle a donné une corbeille de 60.000 francs (dit-on) toute en chiffons ! On allait la voir chez la vicomtesse de Laval m’a-t-on dit, enfin : Gustave s’est marié ce matin, et puisse-t-il être heureux. Il n’est question que de la douleur de Lady Hamilton, je le conçois, et quand après n’avoir pas perdu de vue Emilie pendant 21 ans, vous vous trouverez seuls, vous seriez bien seuls si elle était fille unique.
Heureusement que ma fille va vous donner un garçon, cela est certain, sans compter ma petite Clémentine qui jusqu’ici n’a pas donné d’inquiétude pour sa santé. Je vous embrasse encore tous les quatre.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 173)

1er juillet 1822

J’ai l’honneur de vous faire part que je viens d’écrire le mot fin à mon roman. Il aura quatre petits vol. in 12 et un grand in 8. C’est le plus long ouvrage que j’aurai fait. M. de Souza qui est classique en fait de roman dit que c’est le meilleur. M. G… le pense aussi, car il me le dit. Nous verrons ce qu’en Ecosse on m’en écrira. J’ai à présent la triste et ennuyeuse revue des corrections, de ce qu’on appelle la chasse aux mots, puis viendront les épreuves, et après, tout de suite un autre ouvrage dont j’ai déjà le sujet dans la tête. J’écrirai ainsi jusqu’à ce qu’un ami me traite comme l’archevêque de Tolède, encore faudra-t-il qu’il parle haut et clair pour que je l’entende.
Madame de Genlis est tout de même ; avec ses 18 ans, la voilà qui va publier un manifeste contre les philosophes et la philosophie. On dit que cet ouvrage a une v… de haine pour les personnes qu’elle y peint, en les nommant de peur que l’on s’y trompe, et une flatterie pour la dévotion actuelle qui est étonnante. Mais je suis résolue à ne pas dire un mot pour la critiquer, car elle a fait de moi un grand éloge. Il porte d’abord sur ce que je n’ai jamais rien écrit contre la religion ni contre les moeurs, c’est bien cela ! Comme si une femme qui se respecte ne peut pouvoir faire autrement.
Je ferai la commission de l’amiral Flemming et j’aurai son paquet tout prêt pour le moment où vous m’enverrez une adresse. Cependant, le comte Funchall attend une permission pour entrer en Angleterre sans que sa voiture soit visitée , s’il part avant que votre lettre ne m’arrive, je risquerai mon paquet, et l’adresserai à Mme de Lieven, car je ne sais pas seulement comment on vous adresse une lettre et j’ignore où Meiklour est située, ce qui m’embarrasserait si je voulais vous écrire sans le secours des intermédiaires.
J’ai un mal de tête fort, car j’ai déjà écrit 6 heures, mais je voulais mettre ce mot fin. C’est le plus beau, il fait respirer plus à l’aise ; ce n’est pas que je n’aie toujours un peu de tremblement dans la main depuis ce terrible jour, cependant je vais mieux. Hélas ! ma pauvre soeur m’a parlé de ce roman deux jours avant sa mort, elle s’intéressait si vivement à tous ces petits ouvrages, et j’avais tant de plaisir à les lui lire ! Pauvre bonne soeur, elle m’aimait bien plus depuis qu’elle me croyait malheureuse, mais revenons à vous mon enfant. Nous ne voulons pas ici entendre parler d’une petite fille. Il nous faut un garçon. Je parie que c’est l’avis de l’amiral Fleming.
Mme Excelmanns est accouchée d’une petite fille, mais elle se remet difficilement. Son pauvre mari n’avait guère besoin d’une femme infirme, ni de 6 petits enfants dans une menace d’être aveugle, à peine distingue-t-il assez pour conduire. Il faudrait une grande fortune pour s’aider au milieu de tant de maux.
Le comte de M. me charge de mille compliments pour vous deux. Mme de Metternich est partie ce matin pour une terre près de Mayence, mais elle compte revenir au mois de septembre pour passer ici le temps que durera le congrès qui doit avoir lieu à Florence. L’empereur de Russie ira partout, hors en Grèce, dit-on.
Adieu, mes chers amis, soyez heureux, bien portants, et croyez que je vous aime de toute mon âme. Je vous quitte pour remercier M. John Elphinstone qui me comble de biens ; il m’a envoyé du thé et des plumes. Auguste est très bien, il a finit tout son rudiment et va le recommencer. J’embrasse mes petites filles et vous deux de tout mon coeur.
Votre dernière lettre, Charles, m’a rendue bien heureuse. J’aime à vous le dire.
M. Frecki a écrit à Mme de Bourke et lui a fait entendre qu’il ne lui était pas permis de quitter Milan.
Le comte et la comtesse de Linhares sont ici. La pauvrette est bien maigre, elle va se mettre entre les mains de Dupuytrain pour une triste opération ; elle m’a prié d’y assister et je le ferai car elle n’a personne ici, ma religion à moi est courte et simple, c’est de faire aux autres ce que je voudrais qui me fut fait. Si l’on se bornait à Dieu et le prochain , les Turcs n’assommeraient pas les grecs. Adieu encore mes chers amis, vous ne serez jamais aussi heureux que mon coeur le désire.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 174)

5 septembre 1822

Tout le monde se plaint de vous, mon enfant, parce qu’on n’a point de vos nouvelles. Hier, M. de Poppenheim m’en demandait, et j’ai été obligée de mâchonner que vous étiez tous très bien. Lui, était rouge noir et j’ai bien peur que cet excellent homme ne tombe en quelque apoplexie ; malgré cela, il m’a bien dit de vous faire ses compliments. Je ne suis qu’à la 11ème feuille de mon in-8° et chaque feuille a 16 pages. Il y en aura 30 in-8° mais je suis obligée quelquefois de demander jusqu’à trois épreuves de chaque feuille. Cela tire mon esprit et mes yeux. Pendant que je suis à la chasse aux mots, j’ai demandé ce matin à Auguste le sens de différents mots, et j’ai été surprise de la clarté de ses réponses. C’est un grand point que la clarté dans l’esprit. Par exemple, je lui ai demandé ce qu’il entendait par médiocrité dans la fortune, il m’a répondu : un état entre la pauvreté et l’abondance. Et dans l’esprit ? il m’a dit : moi je suis médiocrité, toi tu as de l’esprit, mais quand je serai grand, je ne serai peut-être pas médiocrité.
Nous allons faire un jeu pendant les vacances, nous placerons le dictionnaire de l’académie entre nous deux et chacun à son tour, l’on demandera à l’autre la signification d’un mot, celui qui aura le mieux dit sera le moins médiocrité. C’est une avance énorme pour bien parler que de savoir le sens des mots, et s’il pérore un jour à la Chambre, je l’aurai accoutumé jeune à mesurer ses expressions? Je n’ai point voulu trop lui expliquer qu’il avait tout l’esprit naturel qu’à son âge on pût avoir, et que sa médiocrité tenait plus au manque d’instruction que le temps lui donnera ; qu’un peu de lumière, mais il l’a fort bien senti, et m’a dit : Tu verras quand je ne serai plus sourd, et quand je serai grand !
Il est malheureusement trop vrai que le pauvre enfant est bien sourd, on lui fait prendre à présent des eaux d’Enghien, cela me paraît lui faire du bien. Le maire dit que cela tient à ses dents et je vais vous quitter pour lui en faire arracher une de lait qui gêne les nouvelles. Il est sûr que sous ce rapport il est bien retardé car il va avoir 11 ans, et il n’a que 8 dents renouvelées, mais voilà assez de lui. Je me porte beaucoup mieux quoiqu’accablée de travail. M. de Souza est mieux aussi. Comment êtes-vous, ma chère fille ? Voilà un temps superbe et j’espère que ce petit garçon naîtra un véritable enfant du soleil et qu’il éclairera le monde. Si c’est une petite fille, elle le brûlera, comme on disait des yeux de Madame de Grignan. Adieu, mes chers enfants, je vous embrasse tous quatre de tout mon coeur. Je bénis ce 5ème et je puis vous souhaiter hardiment d’être tous aussi heureux que mon coeur le désire. Alors il ne vous manquera rien je vous assure.

Mot d’Auguste Demorny :

Mon ami Charles, je t’embrasse de tout mon coeur. Je bois des eaux d’Enghien, c’est une infection comme les eaux de Barrège. Plains-moi pour me faire plaisir et je suis ton serviteur et ton ami Auguste.
Mes respects à Madame de Flahault. J’embrasse bien les petites et je suis en vacances.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 175)

26 septembre 1822

Je suis bien étonnée mon enfant que vous vous plaigniez de mon silence, car je vous ai écrit bien plus souvent que je n’ai reçu de lettres de vous ; mais après les avoir ouvertes peut-être ne les a-t-on pas trouvées assez intéressantes pour vous les envoyer, c’est tout ce que je puis supposer, car les plus fixes scruteurs politiques n’y auraient pu grignoter la moindre interprétation. Je suis accablée de travail, et ceux qui n’ont jamais fait imprimer, ne se font pas une idée de cette fatigue, surtout quand on est une pauvre femme qui n’en a pas l’habitude.
M. Murrey m’a écrit de Spa en me recommandant Mlle Macenzie, elle est venue chez moi, j’étais, ma porte fermée, dans les points et les virgules ; j’ai depuis couru deux fois chez elle sans pouvoir la rencontrer : enfin j’espère être plus heureuse, car je désire avoir beaucoup d’attention pour une personne qui m’arrive au nom de Mons. Murrey. Si vous lui écrivez, dites-lui tout cela. Je ne sais où il est à présent.
Ld William Russell a passé ici retournant en Italie chercher sa femme, il doit être ici au mois de février. M. Farakerly est aussi à Paris, et sa figure est rayonnante de bonheur et de philantropie. Voilà tout ce que j’ai vu de vos connaissances anglaises. J’oubliais le grand M. de Nugent (?) qui se rejette dans les bains d’acide muriatique car il est fort souffrant. Je m’attends à quelque morceau d’éloquence pour me persuader de l’imiter, mais je n’y suis pas disposée.
Le comte de … est venu ici pour passer les vacances avec ses enfants, c’est un peu selon mon coeur. Il exige du travail, sans doute, mais ensuite il partage tous les plaisirs de cet âge, et il est plus heureux qu’eux de jouer au colin maillard. L’autre jour il m’est arrivé absolument éreinté d’avoir couru à ânes toute la vallée de Montmorency avec ces deux enfants dont il est le confident, l’ami et qui prennent ainsi de l’enfance l’habitude de lui tout dire sans crainte, et de tout espérer de lui.
Papa a été presqu’élu dans sa province pour être député aux Cortès, il n’avait qu’un concurrent, mais comme il n’a pas eu la majorité absolue, on a dû recommencer le ballotage. Nous en ignorons le résultat, il est toujours flatteur d’avoir laissé un si vif souvenir après 20 ans d’absence.
J’attendais avec bien de l’impatience les nouvelles de Marguerite à présent qu’elle peut à tout moment me rendre encore grand’mère. Je l’embrasse de tout mon coeur, ainsi que vous mon cher enfant. Et comme vous le dites, je vous écrirai plus souvent et plus longuement. Aujourd’hui je vous quitte pour me remettre à l’atelier , j’aurais dû dire à mon ratelier.
Adieu encore mon cher Charles, vous ai-je dit que ne pouvant être tranquille dans ma chambre, en attendant que votre appartement soit loué, je viens corriger mes épreuves dans votre cabinet au midi ; là le soleil et le silence m’inspirent également mais j’en dégringolerai bien vite s’il arrive le moindre locataire. J’espère que vous ne blâmerez pas la liberté que j’ai prise, mais dans les vacances Auguste étant plus souvent chez moi, je ne pouvais rien faire. Je vous embrasse encore tous les quatre de tout mon coeur.

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