lettre de Charles de Flahaut à la comtesse d’Albany | Saint-Pétersbourg, le 20 octobre 1823

La Comtesse d’Albany
Lettres inédites de Madame de Souza (et d’autres…)
(Le Portefeuille de la comtesse d’Albany : 1806-1824, par Léon-G. Pélissier)


 Les annotations (en italique) sont de Léon-G. Pélissier ; Les passages [entre crochets] sont dans Saint-René Taillandier ; “Néné” est le surnom que Mme de Souza a donné à Charles de Flahaut, son fils ; les sujets concernant Charles de Flahaut sont reproduits en rouge ; l’orthographe ancienne est respectée.

 lettre de Charles de Flahaut à la comtesse d’Albany
Saint-Pétersbourg, le 20 octobre 1823

 

MADAME LA COMTESSE,

Me voici établi bien loin de cette belle Italie où j’ai passé une si bonne partie de ma vie. Puisque je devais voir le nord pour finir mon éducation, j’ai pris courageusement mon parti et j’ai mieux aimé en finir tout de suite. Le voyage, qui est d’une longueur insupportable, m’effrayait un peu : heureusement que j’ai eu un tems superbe ; j’ai mis vingt jours de Paris à Saint-Pétersbourg. Je me suis arrêté à Berlin et Riga ; la saison m’a été très favorable ; j’étais parti de Paris, le thermomètre étant à 8 degrés, et je suis arrivé à Saint-Pétersbourg avec 14 et 15 degrés de chaleur. Enfin, je n’ai pas encore fait de feu, et les Russes sont eux-mêmes étonnés d’un semblable automne. Mon ambassadeur (M de la Ferronays) qui est, sous tous les rapports, un homme parfait et qu’il est impossible de ne pas aimer, est encore à la campagne. Je vais presque tous les jours dîner avec lui. L’intérieur de cette maison est extrêment agréable. On mène une vie de château comme en France. Je ne me trouve point étranger dans cette grande ville. Il y a bien peu de personnes de la bonne compagnie que je n’aie pas vu passer dans votre salon. Lorsqu’on a eu le bonheur de passer plusieurs années à côté de vous, on connaît toute l’Europe. Je n’entre pas ici dans un sallon sans y rencontrer cinq ou six connaissances. J’ai manqué Madame Hitroff de très peu de jours. Elle a eu, ainsi que Joly, un succès inconcevable. Elle a fait tout ce qu’elle a voulu. La Cour les a reçus d’une manière unique et inusitée. On ne parle pas d’autre chose à Saint-Pétersbourg. Mme Hi (sic) en a profité pour avoir une pension de 7.000 roubles, des arrérages et des terres assez considérables en Bessarabie qu’elle pourra vendre avantageusement. Sa mère est un peu malade dans ce moment. Vis à vis de mes fenêtres est logée Mme Potemkin avec sa princesse Turkistanoff, Mme de Noiseville et tout son monde. Je n’en finirais pas, si je vous citais toutes les personnes en off qui ont l’honneur de vous connaître. Je trouve que la société de Saint-Pétersbourg est, au fait, toute venue en Italie. En général, comme voyage d’observation et de curiosité, je suis bien aaise de l’avoir fait. Je ne pouvais pas venir dans un pareil moment, ni avec un chef plus agréable. J’espère bien pourtant ne pas m’y éterniser, et je me sens trop vieux pour ne pas désirer revenir chez moi ou en Italie qui est devenue pour moi une nouvelle patrie, surtout Florence. Je ne vous parle pas de nouvelles. L’empereur est absent, et avec lui tout l’intérêt de la politique de ce pays, puisque tout roule sur une seule et unique volonté. Quant aux nouvelles du reste de l’Europe, elles sont si vieilles quand nous les recevons que nous aurions l’air de rabacheurs si nous en parlions. Je m’intéresse beaucoup à la nomination d’un pape, et je regrette bien de ne pas avoir été à Rome dans une circonstance si curieuse. Ce n’est pas adroit d’avoir quitté l’Italie en 1823. J’ai déjà vu l’Hermitage : quel amas de tableaux ! Il y a des richesse immenses, mais c’est mal arrangé. L’Ecole italienne n’est pas riche, mais il y a plus de Rembrandt que nulle part. Les particuliers n’achètent plus, et je crois les fortunes bien diminuées. La plupart des spéculateurs qui viennent ici pour faire fortune sont bien attrapés. Ce n’est plus cette Russie où tout se payait avec profusion. Nous aurons cette année le mariage de la princesse de Vurtemberg avec le grand-duc Michel ; la jeune princesse est déjà arrivée dans un château impérial, près de Saint-Pétersbourg ; on la trouve charmante, et tous ceux qui ont eu l’honneur de la voir en reviennent enchantés. Adieu, madame la comtesse, vous me permettez de vous donner quelquefois des nouvelles de nos glaces et de nos frimats. J’ose espérer que vous daignerez me conserver quelque souvenir, et cet aimable intérêt qui m’honore tant, et auquel je suis si profondément sensible.

Mes amitiés à M Fabre. Trouve-t-il encore des Raphaël ? Je lui en souhaite.

Je vois Lady Bagot, soeur de Lady Burgersch, qui ressemble à sa soeur plutôt par son genre d’esprit que par sa figure ; mais en tout, c’est une ressemblance étonnante et qui me fait plaisir.

[Le portefeuille de Mme d’Albany]